Réflexion sur le temps


Un matin d’hiver de l’année 2006, à 7 h 45, j’entre dans la chambre de mon plus jeune fils. Noé a cinq ans. Je m’apprête à vivre un des moments les plus heureux dont le présent fait présent : le regarder un peu dormir, le réveiller en douceur. « Noé, Noé, réveille-toi, c’est l’heure de se lever. » Le voir vaguement ouvrir des yeux vagues. Enfin pas tous à la fois. Le prendre dans mes bras, le sentir qui se colle contre ma poitrine et mon épaule, descendre délicatement les escaliers pour ne pas le faire tomber car ce serait dommage que je l’amoche comme j’ai réussi à le faire une fois avec chacun des ses frères. Le déposer devant son petit-déjeuner dans la cuisine. Jusque-là, du bonheur compact.


Sauf que, comme je suis un père responsable, j’ai ma petite idée derrière la tête. Ma petite idée dit que cette séquence de temps a un objectif dans l’avenir. Un bon occidental agit dans le temps en fonction d’un objectif, c’est connu. L’objectif, c’est de déposer le jeune Noé à 8 h 30 devant l’école maternelle, habillé de pied en cap pour faire face au froid de l’hiver et l’estomac correctement lesté d’un solide petit-déjeuner qui lui permettra de passer la matinée sans pleurer.
Le merveilleux moment ne m’a pas fait perdre de vue mon objectif.
Il est 7 h 55. Le jeune Noé rêve devant son petit-déjeuner à la cuisine tandis que je m’agite en soutenant les industries du rasoir et du dentifrice. Et je peux penser avec la tranquille assurance des naïfs que tout va bien se passer.
Quinze minutes plus tard, j’entre dans la cuisine et je regarde Noé devant son petit-déjeuner. Que s’est-il passé ?
J’en appelle à toutes les mères de France comme Marie-Antoinette à son procès car elles me comprendront : il ne s’est rien passé. Noé rêvasse. Je luis dis : « Noé, dépêche-toi. » Et de continue à vaquer à mes futiles et matutinales occupations. Cinq autres minutes plus tard. Que s’est-il passé ? Au premier plan, rien, au second plan, rien, au fond de la scène, rien.
Là le ton monte un peu et je dis : « Noé, dépêche-toi ! Tu vas être en retard. » Il ne se passe toujours pas grand-chose. Le ton va encore monter d’un cran : « Noé, bon sang de bonsoir ou plutôt de bon matin, c’est le jour où je te dis qu’il faut te dépêcher et que tu vas être en retard que tu rêvasses le plus. » C’est vrai, il y en a marre, il ne vit pas dans une arche à attendre que l’eau baisse, tout de même.
Suite de la scène, Noé finit par pleurer, la situation se bloque. Le ton monte encore. Noé est plus ou moins nourri et habillé de force. Je suis énervé. Arrivée en retard à l’école avec un Noé en pleur et sans doute désespéré.
Un malentendu semble avoir corrompu le bonheur du présent, le temps mesuré entré aux forceps dans la temporalité vécue a fait virer à l’aigre le goût du temps. L’ogre Chronos a encore dévoré le gentil tempus.
Changement de décor. Maintenant, regardons la situation à partir de l’esprit du jeune Noé. Pour reprendre la scène dans la tête du jeune Noé, il faut d’abord se poser la question suivante : qu’est-ce que le temps pour un enfant de cinq ans ? Pour nous adulte, une évidence s’impose : si Noé ne mange pas son petit-déjeuner, le temps continue à passer. Autrement dit, il existe un temps extérieur à nous qui s’écoule de façon uniforme quoi que nous fassions. L’écoulement du temps ne dépend pas de ce que nous faisons.
Cette idée-là sur le temps n’est pas du tout une évidence et elle n’est acquise qu’à l’âge de dix ans nous dit le psychologue Jean Piaget dans son livre : Le développement de la notion de temps chez l’enfant[1].
Jean Piaget, psychologue suisse qui par conséquent savait prendre son temps, a passé sa vie à concevoir des expériences pour définir et comprendre comment les enfants se représentaient le monde en fonction de leur âge. Il s’est donc intéressé à la notion de temps chez l’enfant.
Cette idée qu’il existe un temps extérieur à nous qui s’écoule uniformément quoi que nous fassions n’a rien d’évident nous dit Jean Piaget. Elle se construit progressivement. Elle est acquise à l’âge de dix ans, elle est en cours d’acquisition entre six et dix ans et elle n’est pas du tout pensée entre trois et six ans.
Qu’est-ce que le temps entre trois et six ans ? C’est une ressource qui ne s’écoule que si on fait des choses. Le temps comme les piles ne s’use que si l’on s’en sert, c’est le fait d’agir qui fait passer le temps. Nous, nous le savons ; que nous agissions ou que nous n’agissions pas, le temps va passer ou plus précisément nous allons passer dans le temps. L’enfant de trois à six ans ne le sait pas et pense au contraire que c’est le fait d’agir qui fait passer le temps.
Que pense le jeune Noé quand il m’entend dire : « Dépêche-toi, tu vas être en retard » ? Il se dit que s’il se dépêche, il va faire des choses. Il va même faire plus de choses. Et s’il fait plus de choses, il va faire passer du temps, plus de temps. Il va « user » du temps. Et s’il use du temps, il va se mettre plus en retard.
Voilà ce qu’on appelle en communication une double contrainte, c’est-à-dire un message qui contient deux injonctions inconciliables. On lui dit d’une part « dépêche-toi », sous-entendu dans sa logique « utilise du temps », et d’autre part « tu vas être en retard » donc tu n’as pas de temps à utiliser. Pour lui, ce message a la même structure logique que si on lui disait : « Mets ton anorak mais il n’y a pas d’anorak ». On lui demande d’utiliser une ressource, le temps, en lui précisant bien qu’il ne dispose pas de cette ressource.
Un individu confronté à une double contrainte s’arrête. Il ne comprend pas. « Go to 00. » La situation dès lors va se bloquer et s’envenimer. Mais je ne perçois pas en l’occurrence que la communication est la cause de ce blocage.
Devant une école maternelle à 8 h 35, les enfants qui arrivent en retard et qui donc ont eu plus de temps que les autres pour se préparer sont en général ceux qui pleurent. Parce qu’ils ont été bousculés pour sortir du blocage. Alors que les enfants qui arrivent à l’heure, qui ont eu moins de temps pour se préparer – de notre point de vue – sont d’humeur normale voire badine. Parce qu’ils n’ont pas été bloqués sur le temps.
Pour qu’un enfant de moins de six ans se prépare dans de bonnes conditions, il faut lui dire ce qu’il doit faire. Par contre, faire référence à un temps extérieur à lui n’a aucun sens car c’est faire allusion à quelque chose qu’il ne se représente pas.
Nos évidences sur le temps n’ont en fait rien d’évident. Le contenu du temps est structuré par l’information et chacun interprète l’information à sa façon, en fonction de ses représentations.
Chaque individu et chaque culture ont leur propre vision du temps. Pour se faire comprendre, à propos du temps comme pour le reste, il vaut mieux communiquer dans la représentation de l’autre ou tout au moins percevoir et définir ce qu’il en est de la représentation de l’autre.
http://iphilo.fr


[1] Jean Piaget : Le développement de la notion de temps chez l’enfant, 1985.

Bruno Jarrosson
Bruno Jarrosson est un philosophe et écrivain français né en 1955. Ingénieur Supélec, il est directeur associé chez DMJ-Consultants et enseigne la philosophie des sciences à Supélec, la théorie des organisations à la Sorbonne (Université Paris IV) et coordonne l'enseignement "Humanisme et modernité" à l'École Centrale. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, notammentInvitation à une philosophie du management (1991) ; Décider ou ne pas décider ? (1994) ; De la défaite du travail à la conquête du choix (1997) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007), Le temps des magiciens(2010) et dernièrement Les secrets du temps (2012). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

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