Déconditionner la totalité de la conscience
Je cherchais un texte de J.Krishnamurti pouvant éclairer le dernier channeling de Monique Mathieu sur l'Amour Universel. Pas facile, en effet de suivre la pensée puriste de K, si difficile à atteindre, cependant si notre attention est claire, je crois que l'on peut y voir une correspondance. C.R.
Carlos Suarès : Pouvez-vous, en une phrase, me donner l’essentiel de ce que vous vous proposez de faire ?
Krishnamurti : Déconditionner la totalité de la conscience.
Carlos Suarès : Vous voulez dire que vous demandez à
chacun de déconditionner l’absolue totalité de sa propre conscience ?
Permettez-moi de vous dire que ce qui déconcerte le plus, dans votre
enseignement, c’est votre insistante affirmation que ce
déconditionnement total de la conscience n’a besoin d’aucun temps.
Krishnamurti : Si c’était un processus évolutif, je ne
l’appellerais pas mutation. Une mutation est un changement d’état
brusque.
Carlos Suarès : Je n’imagine pas un « mutant »,
c’est-à-dire un homme changeant d’état de conscience, qui n’emporterait
pas avec lui la résultante de tout le passé. L’homme modifie le milieu
et le milieu le modifie…
Krishnamurti : Non : l’homme modifie le milieu et le
milieu modifie telle partie de l’homme qui est branchée sur la
modification du milieu, non l’homme tout entier, dans son extrême
profondeur.
Aucune pression extérieure ne peut faire cela : elle ne
modifie que des parties superficielles de la conscience. Aucune analyse
psychologique ne peut non plus provoquer la mutation car toute analyse
se situe dans le champ de la durée. Et aucune expérience ne peut la
provoquer, quelque exaltée et« spirituelle » qu’elle soit. Au contraire,
plus elle apparaît comme une révélation, plus elle conditionne.
Dans
les deux premiers cas – modification psychologique produite par
l’analyse ou introspection, et modification produite par une pression
extérieure – l’individu ne subit aucune transformation profonde : il
n’est que modifié, façonné, réajusté, de manière à être adapté au
social.
Dans le troisième cas. modification amenée par une
expérience dite spirituelle, soit conforme à une foi organisée, soit
toute personnelle, l’individu est projeté dans l’évasion que lui dicte
l’autorité de quelque symbole.
Dans tous les cas il y a action d’une force
contraignante prenant appui sur une morale sociale, c’est-à-dire un état
de contradiction et de conflits. Toute société est contradictoire en
soi. Toute société exige des efforts de la part de ceux qui la
constituent. Or contradiction, conflit, effort, compétition sont des
barrières qui empêchent toute mutation, car mutation veut dire liberté.
En effet, toute expérience vécue – et je ne parle pas
seulement de celles dites spirituelles – a nécessairement ses racines
dans le passé.
Qu’il s’agisse de la réalité ou de mon voisin, ce que je reconnais
implique une association avec du passé. Une expérience dite spirituelle
est la réponse du passé à mon angoisse, à ma douleur, à ma peur, à mon
espérance.
Cette réponse est la projection d’une compensation à un état
misérable. Ma conscience projette le contraire de ce qu’elle est, parce
que je suis persuadé que ce contraire exalté et heureux est une réalité
consolante.
Ainsi, ma foi catholique ou bouddhiste construit et projette
l’image de la Vierge ou du Bouddha, et ces fabrications éveillent une
émotion intense dans ces mêmes couches de conscience inexplorées qui,
l’ayant fabriquée sans le savoir, la prennent pour la réalité.
Les
symboles, ou les mots, deviennent plus importants que la réalité. Ils
s’installent en tant que mémoire dans une conscience qui dit : « Je
sais, car j’ai eu une expérience spirituelle. » Alors les mots et le
conditionnement se vita- lisent mutuellement dans le cercle vicieux d’un
circuit fermé.
Carlos Suarès : Récapitulons. Tant qu’existe dans la
conscience un conflit, quel qu’il soit, il n’y a pas mutation. Tant que
domine sur nos pensées l’autorité de l’Église ou de l’État, il n’y a pas
mutation. Tant que notre expérience personnelle s’érige en autorité
intérieure, il n’y a pas mutation. Tant que l’éducation, le milieu
social, la tradition, la culture, bref notre civilisation, avec tous ses
rouages, nous conditionne, il n ’y a pas mutation. Tant qu’il y a
adaptation, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a évasion, de quelque
nature qu’elle soit, il n’y a pas mutation. Tant queje m’efforce vers
une ascèse, tant que je crois à une révélation, tant que j’ai un idéal
quel qu’il soit, il n’y a pas mutation. Tant que je cherche à me
connaître en m’analysant psychologiquement, il n’y a pas mutation. Tant
qu’il y a effort vers une mutation, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a
image, symbole, ou des idées, ou même des mots, il n’y a pas mutation.
En ai-je assez dit ? Non pas. Car, parvenu à ce point, je ne peux
qu’être amené à ajouter : tant qu’il y a pensée, il n’y a pas mutation.
Krishnamurti : C’est exact.
Carlos Suarès : Alors, qu’est-ce que cette mutation dont vous parlez tout le temps ?
Krishnamurti : C’est une explosion totale à l’intérieur
des couches inexplorées de la conscience, une explosion dans le germe
ou, si vous voulez, dans la racine du conditionnement, une destruction
de la durée.
Carlos Suarès : Mais la vie même est conditionnement. Comment peut-on détruire la durée et ne pas détruire la vie elle-même ?
Krishnamurti : Mourez à la durée. Mourez à la conception
total du temps : au passé, au présent et au futur. Mourez aux systèmes,
mourez aux symboles, mourez aux mots, car ce sont des facteurs de
décomposition. Mourez à votre psychisme car c’est lui qui fabrique le
temps psychologique.
Extrait de Carlo Suarès pour la revue Planète (n°14 / jan-fev 1964).
Commentaires