Ruwen ogien: Le bonheur a-t-il de l’importance ?
Le bonheur a-t-il de l’importance ?
Il existe d’autres raisons de ne pas donner un privilège axiologique au bonheur c’est-à-dire de ne pas le placer au sommet de la hiérarchie des biens ou des valeurs. Pensez aux cas de la canaille heureuse ou de l’esclave heureux. Lorsque Gustav Wagner, ancien commandant adjoint d’un camp d’extermination nazi, fut finalement arrêté à l’âge de 68 ans, il déclara que sa vie avait été «parfaitement heureuse». Un philosophe essaya de démontrer que ce qu’il disait était absurde. Gustav Wagner n’est heureux que parce qu’il n’a pas honte de ce qu’il a fait. Or, personne ne voudrait faire ce qu’il a fait sans éprouver de la honte. Sa vie n’est pas enviable pour cette raison. Or, la vie heureuse est objet d’envie. Donc la vie de Gustav Wagner n’est pas heureuse. Tout ce que ce raisonnement compliqué parvient à démontrer, c’est que, même si Wagner n’a éprouvé aucun regret pour ce qu’il a fait, même s’il a cru qu’il était heureux, il ne l’était pas objectivement. Ce n’est pas la meilleure façon de prouver qu’une fripouille sans scrupule ne peut pas être heureuse ! En réalité, de même que le plaisir ne peut pas être la valeur suprême, celle qui justifie toutes nos actions, car le plaisir qu’on prend à la souffrance d’autrui n’est apparemment pas un bien, de même le bonheur ne peut pas être la valeur suprême, celle qui justifie toutes nos actions, car le bonheur des crapules n’est apparemment pas un bien. L’idée de faire du bonheur le but d’une politique publique juste se heurte au problème des préférences adaptatives, bien connu dans la littérature spécialisée.
Il semble bien en effet que nous ayons la capacité de nous adapter aux pires environnements. Nous ajustons nos préférences à ce que nous croyons être «normal». Dans un environnement sanitaire défavorable, on peut se trouver satisfait si on n’a que quelques-unes des maladies les plus répandues. Dans une société fortement hiérarchisée, on n’est pas nécessairement frustré du fait qu’on se retrouve dans une position basse : il suffit de croire que c’est celle qu’on mérite ou qu’elle est meilleure que celle dans laquelle on aurait pu se trouver. Dans des sociétés à forte ségrégation sexuelle, les femmes peuvent ne pas se sentir malheureuses du fait qu’elles sont moins éduquées que les hommes. Elles peuvent estimer que c’est normal, et même que c’est une bonne chose.
En poussant un peu dans ce sens, on pourrait dire qu’il n’est pas impossible d’être heureux dans la maladie, l’ignorance, la misère ou même l’esclavage. Or, si le seul critère de la justice sociale, c’est le bonheur, il faudra admettre qu’une société peut être juste même si elle est profondément inégalitaire ou esclavagiste : il suffirait que les plus pauvres ou les esclaves ne s’y sentent pas malheureux ! C’est une bonne raison de penser que le bonheur ne peut pas être le seul critère de justice sociale.
Au final, même si les enquêtes sur le bonheur semblent montrer que les Français sont moins heureux que les Danois, il ne faut pas nécessairement en tirer des conclusions pessimistes sur leur état d’esprit. Il se peut tout simplement que les Français accordent moins d’importance au bonheur que les autres et que, s’il faut choisir, ils choisiront l’amour, la liberté et la justice sociale, même si cela les rend plus malheureux. Ils diraient peut-être, en paraphrasant John Stuart Mill : «Mieux vaut être un Socrate malheureux qu’un imbécile heureux.»
Derniers
ouvrages parus : «L’Etat nous rend-il meilleurs ?» Gallimard, mars 2013
et «la Guerre aux pauvres commence à l’école», Grasset, mars 2013.
Formé à Bruxelles, Tel-Aviv, Cambridge, Paris, Columbia et Montréal, il se rattache à la philosophie analytique.
Il est le frère d'Albert Ogien, sociologue s'inscrivant dans le courant ethnométhodologiste.
Biographie
Il est né à Hofgeismar en Allemagne, d'une famille d'origine juive polonaise parlant yiddish, et arrive en France en 1949 peu après sa naissance, où il apprend le français à l'école1.Il arrive à la philosophie assez tardivement, sans passer par le cursus habituel, et devient en 1981 chercheur au CNRS1.
Travaux
Article détaillé : éthique minimale.
Formé à l'anthropologie sociale, il a beaucoup écrit sur la pauvreté et sur l'immigration. Sa thèse de philosophie, sous la direction de Jacques Bouveresse, a été publiée sous le titre La faiblesse de la volonté. Ses domaines de recherche actuels sont la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales. Ruwen Ogien s’est aussi intéressé à la philosophie de l'action, à la notion de raison pratique ainsi qu’à l’irrationalité pratique. Ses autres travaux ont porté sur la question des émotions, notamment la haine et la honte.
Il s'efforce actuellement de mettre au point une théorie éthique qu'il nomme « éthique minimale ». C'est une éthique d'esprit anti-paternaliste qui voudrait donner des raisons de limiter autant que possible les domaines d'intervention de ce qu'il appelle, à la suite de John Stuart Mill, la « police morale ». L'éthique minimale se présentait initialement sous la forme de trois principes :
- Principe de considération égale qui nous demande d'accorder la même valeur à la voix de chacun ;
- Principe de neutralité à l'égard des conceptions du juste et du bien personnel ;
- Principe d'intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui2.
- Nous n’avons aucun devoir moral à l’égard de nous-mêmes. Nous avons seulement des devoirs moraux à l’égard des autres ;
- Les devoirs moraux à l’égard des autres peuvent être ou bien positifs (aider, faire le bien) ou bien négatifs (ne pas nuire, ne pas faire le mal) ;
- L’option positive s’exprime dans un ensemble de principes d’assistance, de charité, de bienfaisance qui risquent d’aboutir au paternalisme, cette attitude qui consiste à vouloir faire le bien des autres sans tenir compte de leur opinion ;
- Pour éviter le paternalisme, il vaut mieux s’en tenir au seul principe négatif de ne pas nuire aux autres.
Un ouvrage paru en 2007, L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, développe de façon plus systématique cette « éthique minimale5 ».
Un numéro spécial de la Revue de Théologie et de Philosophie a été consacré à l'éthique minimale6.
Ruwen Ogien essaie à présent de mettre en relation l’éthique minimale avec les travaux sur le développement moral des enfants et la variabilité des systèmes moraux dans un livre paru en septembre 2011: L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale7.
Convictions et engagements
Dans un entretien publié le 13 janvier 20138, Ruwen Ogien critique les détracteurs de la loi en faveur du mariage homosexuel. Pour lui, c’est la liberté individuelle qui doit primer, en respectant le principe de non-nuisance aux autres8. Ceux qui rejettent le mariage gay expriment aussi une fausse idée du mariage : aujourd’hui, dans la majorité des cas, même « ceux qui dénoncent le plus hystériquement le mariage gay », ne défendent pas vraiment le mariage dit traditionnel.Il estime que deux éthiques s’opposent. Dans une conception minimaliste, « les torts qu’on se cause à soi-même (en se suicidant ou en se mentant) n’ont aucune importance éthique8 », à l’opposé, une conception maximaliste interdit une utilisation « libre » de son corps, définissant la liberté de manière plus collective.
Publications
- Réseaux d'immigrés : ethnographie de nulle part, (avec Jacques Katuszewski), Éditions ouvrières, 1981.
- Théories ordinaires de la pauvreté, PUF, 1983.
- Un portrait logique et moral de la haine, L'éclat, 1993. Extraits en ligne.
- La faiblesse de la volonté, PUF, 1993.
- Traduction de l'ouvrage de Thomas Nagel Qu'est-ce que tout cela veut dire? : une très brève introduction à la philosophie, L'éclat, 1993
- La couleur des pensées : sentiments, émotions, intentions (avec Patricia Paperman), EHESS, (coll. Raisons pratiques), 1995.
- Les causes et les raisons : philosophie analytique et sciences humaines, Jacqueline Chambon, 1995.
- Cotraduction de l'ouvrage de G. E. Moore, Principia Ethica, Paris, PUF, 1998.
- Le réalisme moral, Paris, P.U.F, 1999.
- L’enquête ontologique. Du mode d’existence des objets sociaux, (avec Pierre Livet), EHESS, (Coll. Raisons pratiques), 2000.
- Raison pratique et sociologie de l’éthique, Paris, CNRS éds, (avec Simone Bateman-Novaes et Patrick Pharo), 2000.
- La honte est-elle immorale ?, Bayard, 2002.
- Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, L’éclat 2003.
- Penser la pornographie, PUF, Coll. Questions d’éthique, 2003, deuxième édition mise à jour 2008
- La philosophie morale (avec Monique Canto-Sperber), PUF, 2004, troisième édition mise à jour 2010
- La panique morale, Grasset, 2004.
- Pourquoi tant de honte ? Nantes, Pleins Feux, 2005.
- La sexualité, (avec Jean-Cassien Billier), Comprendre, PUF, 2005.
- La morale a-t-elle un avenir ?, Pleins Feux, 2006.
- L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.
- La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.
- Les Concepts de l'éthique. Faut-il être conséquentialiste?, Paris, collection L'Avocat du Diable, Éditions Hermann, 2009 (avec Christine Tappolet).
- La vie, la mort, l'État. Le débat bioéthique', Paris, Grasset, 2009.
- Le corps et l'argent, Paris, La Musardine, 2010.
- L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011.
- La guerre aux pauvres commence à l'école. Sur la morale laïque, Grasset, 2012.
- L'État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, 336 pages, 2013, (ISBN 2070451917)9.
- Philosopher ou faire l’amour, Paris, Grasset, 2014
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