Le syndrome post-Trente Glorieuses


 Marie-Christine Robin

Bouleversée par le drame qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo, j’ai repoussé la mise en ligne de ce papier. Et puis je me suis dit que le meilleur hommage que je pouvais rendre à mes confrères assassinés c’était de continuer mon travail de journaliste… Une pensée émue pour Bernard Maris, dont la chronique hebdomadaire, le vendredi sur France Inter, face à ses deux collègues économistes “orthodoxes” des Echos me réjouissait et m’a inspirée pour réaliser Sacrée croissance! . Une pensée aussi pour l’ami Fabrice Nicolino, dont la vie ne serait plus en danger…
Je poursuis donc ma série pour commenter l’intervention de François Hollande sur France Inter, lundi dernier.

 Tout indique que le président Hollande est gravement malade. D’après mes informations, il souffre d’une pathologie très courante chez les hommes politiques de sa génération, qui, – fait aggravant- ont fréquenté les bancs de l’ENA : le « syndrome post-Trente Glorieuses » (SPTG).



Dans mon livre Sacrée croissance ! , je décris les symptômes caractéristiques de cette maladie psychiatrique très invalidante qui finit par lobotomiser tous ceux qui en sont atteints, au point qu’ils n’arrivent plus à penser par eux-mêmes : troubles obsessionnels et tics de langage se traduisant par une propension incontrôlée à prononcer le mot « croissance » au moins une fois par minute lors d’interviews ou de discours.
Lundi matin, lors du 7-9 de France Inter,  j’ai renoncé à compter le nombre de fois que le chef de l’État a invoqué la formule magique. Mais, pas l’ombre d’un doute : il souffre du SPTG. Ce syndrome est apparu après le premier choc pétrolier de 1973, qui a porté le coup de grâce à l’époque des Trente Glorieuses. Cette année-là, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) avait décidé de multiplier par quatre le prix du baril de pétrole (entre octobre 1973 et janvier 1974). Ce choc ébranla toute l’économie mondiale, en premier lieu en Europe occidentale et aux États-Unis, très dépendants de l’or noir. De fait, avec la « crise du pétrole », l’âge d’or de la croissance était bel et bien révolu.
En France, elle affichait encore une belle santé en 1973 (6,6 %), car le « choc » ne vint qu’après la fin de l’année. En 1974, elle tombait à 4,7 %, le « choc » étant amorti par les commandes industrielles passées par les monarchies du Golfe soudainement richissimes. Puis, ce fut la descente aux enfers, ainsi que je l’ai rappelé dans mon précédent billet.
Depuis, la classe politique – de droite, comme de gauche- et les économistes orthodoxes (qui sont aussi les conseillers du prince) gardent une nostalgie sans borne pour l’époque bénie des Trente Glorieuses, laquelle ne fut pourtant pas si glorieuse que le veut la légende car, comme me l’a expliqué l’économiste (pas orthodoxe) Jean Gadrey, elle « marqua l’entrée dans l’ère de la démesure et du gaspillage » (j’y reviendrai).
L’expression « Trente Glorieuses » a été forgée par l’économiste Jean Fourastié (1910-1990), qui l’utilisa dans son livre Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946, paru en 1979. Il s’est inspiré des « Trois Glorieuses », les trois journées révolutionnaires des 27, 28 et 29 juillet 1830 qui avaient fait chuter Charles X et porté Louis-Philippe sur le trône de la monarchie constitutionnelle, mettant un terme aux quinze années de la Restauration.
Jean Fourastié a choisi cette page de l’histoire pour incarner les trente ans qui séparent la fin de la Seconde Guerre mondiale et le premier choc pétrolier, en hommage au « progrès » que ces trois décennies sont censées avoir apporté : « Ne doit-on pas dire glorieuses les trente années qui ont fait passer la France de la vie végétative traditionnelle aux niveaux de vie et aux genres de vie contemporains ? » écrit-il ainsi en fondant sa démonstration sur la comparaison de deux petits villages français, Madère (M) et Cessac (C), que toutes les statistiques semblent opposer : pour une population presque équivalente (534 pour M contre 670 pour C), la population active est essentiellement agricole (74 %) dans le premier, minoritaire (24 %) dans le second. Le nombre d’actifs est nettement inférieur (52 % contre 32 %) du fait de la scolarisation et de la retraite. Tout est notablement différent : la natalité (4 % contre 2 %), la mortalité infantile (9,5 % contre 1,4 %), les rendements de blé à l’hectare (12 contre 35), de travailleurs à l’hectare (28 contre 8), d’animaux de labour (100 contre 1) remplacés par des tracteurs (2 contre 40). L’équipement des ménages contraste encore davantage : réfrigérateurs (5 contre 210), machine à laver le linge (0 contre 180), WC intérieur (10 contre 150), téléphone (5 contre 110), automobile (5 contre 280), radio (50 contre 250).
Le clou de cette démonstration c’est que Madère et Cessac sont, en fait , le même village, Douelle en Quercy en 1949 et 1975 !
Personne ne contestera que pour beaucoup de Français et Françaises les « Trente Glorieuses » sont synonymes de « confort » et d ‘une « amélioration des conditions de vie matérielle ». D’ailleurs, quand on observe la courbe dite de « bien être subjectif » de la population, on constate que celle-ci a atteint son plus haut niveau au milieu des années 1970 (6,7 sur 10) pour ensuite stagner, alors que le PIB par habitant a continué à augmenter (+ 75% entre 1973 et 2012).
Dès 1974, l’économiste américain Richard Easterlin a démontré qu’une augmentation du PIB n’implique pas nécessairement une hausse du niveau de bien-être ressenti par les populations. Ce constat, qualifié de « paradoxe d’Easterlin » par la science économique, a été confirmé par de nombreuses études, qui conclurent qu’au-delà d’un certain seuil de revenus – estimé à environ 12 000 euros par an –, l’augmentation de la richesse matérielle d’un pays s’accompagne d’un accroissement de plus en plus faible, voire nul, de la satisfaction de la population.
Aux États-Unis, Derek Bok, ancien président de l’université Harvard, a montré en 2010 qu’au cours des trente-cinq années précédentes, le revenu par habitant a augmenté de près de 60 %, tandis que le pourcentage d’Américains se déclarant « très heureux » ou « parfaitement heureux » est pratiquement resté stable[1].
Les experts ont noté le même découplage pour l’espérance de vie : alors que la croissance économique s’est accompagnée, dans le passé, d’une progression, elle n’est plus corrélée au PIB au-delà d’un seuil de revenus de 15 000 euros par an. Certains pays, comme le Chili ou le Costa Rica, dont le PIB par habitant est de deux à quatre fois inférieur à celui des États-Unis, ont ainsi pratiquement la même espérance de vie. D’après l’Organisation mondiale de la santé, l’espérance de vie à Cuba est même supérieure à celle de la première puissance mondiale !
« Les modes de vie du modèle productiviste, l’alimentation inadéquate et excessive, les pollutions (chimiques, de l’air, de l’eau), les inégalités et les violences tendent […] à influer négativement sur la santé, surtout sur celle des catégories les plus exposées, explique Jean Gadrey dans son livre Adieu à la croissance. Dans les pays qui parviennent à le financer, le système de soins est alors engagé dans une course poursuite de “réparation” de dégâts divers produits par une économie et une société pathogènes[2]. »
Et le paradoxe du système croissanciste est que plus le coût des « réparations » est élevé, plus le PIB augmente ! Le découplage s’observe aussi pour d’autres variables de développement humain, comme l’éducation, la pauvreté, les délits ou la cohésion sociale.
Finalement, l’ensemble de ces données prouve qu’on peut, dans tous ces domaines, atteindre les mêmes résultats avec nettement moins de richesses matérielles
En résumé : L’époque des « Trente glorieuses » constitue une parenthèse dans l’histoire de la France et des pays occidentaux. Elle tient au contexte spécifique de l’après-guerre, marquée par la reconstruction et la nécessité de couvrir un certain nombre de besoins alors insatisfaits des populations. Elle tient aussi à l’abondance d’énergies fossiles bon marché (pétrole et gaz), dont on pensait (à tort) que les ressources étaient inépuisables. La croissance qui caractérise les « Trente Glorieuses » fut donc exceptionnelle et ne reviendra jamais, car les conditions tout aussi exceptionnelles qui l’ont permise ne seront plus jamais réunies, notamment dans les pays dits « développés ». Tout indique même qu’il est préférable qu’elle ne revienne jamais car les dégâts qu’elle entraîne sont désormais supérieurs aux bienfaits…
Source: Sacrée croissance!, Editions La Découverte et ARTE Editions.
Je vous invite à écouter l’interview que m’a accordée Herman Daly, un économiste américain considéré comme le père de l’économie écologique, qui explique pourquoi la croissance est devenue “anti-économique”.
 Prochain papier : L’addiction au pétrole
[1] Derek Bok, The Politics of Happiness. What Government Can Learn from the New Research on Well-Being, Princeton University Press, Princeton, 2010.
[2] Jean Gadrey, Adieu à la croissance,  p. 42.

 Marie-Christine Robin

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